Malmenée en ces temps de sursollicitation, l’attention est pourtant essentielle à notre efficacité cognitive, qu’il s’agisse de faire de nouveaux apprentissages ou simplement d’accomplir plusieurs de nos tâches quotidiennes. Pour la préserver et la cultiver, une première étape consiste à prendre connaissance de ses étonnants mécanismes pour pouvoir identifier les facteurs sur lesquels on peut agir et ceux pour lesquels il vaut mieux lâcher prise. Décryptons-la en 15 points!
- De l’« aperception » à l’« attention ». C’est le philologue allemand Gottfried Wilhelm Leibniz, précurseur de la psychologie, qui, au XVIIesiècle, donne un statut scientifique à l’attention en proposant le concept d’« aperception », une perception qui s’accompagne de réflexion et de conscience, par opposition à la simple perception. En 1890, le fondateur de la psychologie américaine, William James, propose une définition de l’attention qui fera école, la décrivant comme « la prise de possession par l’esprit, sous une forme claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles […] [impliquant] le retrait de certains objets, afin de traiter les autres plus efficacement […] ». Cette définition rejoint celle de l’approche cognitive d’aujourd’hui, et déjà à l’époque, James affirme que l’éducation « par excellence » est celle qui développe ces facultés consistant à stabiliser son attention.
- Mécanismes sous la loupe. À partir de la décennie 1990, les avancées en imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf) permettent de mieux comprendre les mécanismes de l’attention et de confirmer ou d’infirmer certains modèles explicatifs avancés jusque-là. Bien que les mystères de l’attention n’aient pas encore tous été percés, l’importance de continuer à explorer ses mécanismes ne fait pas de doute. En 1992, Michael Posner, psychologue américain et sommité dans le domaine, affirmait à ce propos que « l’étude de l’attention est à la compréhension de la conscience ce que l’étude de l’ADN est à la compréhension de la vie » (Posner, 1992).
- Définition au pluriel. Dans le domaine de la psychologie, plusieurs définitions de l’attention ont été proposées au fil du temps. Picton et al. (1986) ont classé celles-ci en trois catégories, selon qu’elles décrivent ce phénomène comme « un processus qui sélectionne certaines informations et en ignore d’autres »; « une ressource attribuée à des processus mentaux qui facilitent la sélection d’informations »; ou « un état d’esprit dans lequel nous nous plaçons pour recevoir de l’information et la gérer ».
- Quelques critères incontournables. Nonobstant la diversité des angles sous lesquels l’attention est considérée, quelques critères apparaissent incontournables pour la décrire. D’après l’analyse de Poissant, Falardeau et Poëllhuber (1993) l’attention est ainsi « toujours orientée en fonction des buts et des besoins de la personne (Gibson et al., 1979). […] [Elle] est par le fait même un processus limité en termes de quantité et de durée. Elle restreint l’information disponible et garantit que seulement une petite partie de celle-ci sera utilisée pour des comportements ultérieurs. Sans cette restriction, l’organisme serait envahi d’informations et le comportement irait dans tous les sens (Simon, 1986). De plus, elle ne peut sélectionner les informations que pour une courte période de temps (Grabe, 1986; Simon, 1986). » De nos jours, le caractère multidimensionnel de l’attention faisant consensus, on l’aborde à la fois comme une fonction de sélection, de distribution de ressources, de régulation du comportement et de contrôle du comportement.
- D’un type d’attention à l’autre. Le modèle de Sohlberg et Mateer, couramment utilisé pour diagnostiquer des troubles neurologiques, décline l’attention en cinq composantes : l’attention focalisée, soutenue, sélective, alternée et divisée. Très proche de la concentration, l’attention focalisée correspond à cette capacité de répondre de façon ciblée à un stimulus sensoriel pertinent tout en inhibant les stimuli non pertinents. Les quatre autres composantes peuvent être classées en deux groupes. Le premier comprend l’attention soutenue et l’attention sélective qui réfèrent toutes deux à une situation où la concentration doit porter sur une chose à la fois. Le second groupe, qui comprend l’attention alternée et l’attention divisée, fait référence à des situations où l’attention doit porter sur plus d’un objet.
- Une sensation, trois réseaux. Bien qu’elle soit perçue comme une sensation unique, l’attention résulte de l’intervention de plusieurs mécanismes des régions corticales et sous-corticales, allant du lobe pariétal (à l’arrière du cerveau) au lobe frontal (à l’avant). Comme dans le cas des définitions, plusieurs modèles explicatifs ont été proposés pour décrire les mécanismes qui la sous-tendent. Celui qui sert toujours de référence est le modèle proposé en 1990 par Michael Posner auquel quelques ajustements ont depuis été apportés grâce aux avancées en neuroimagerie. Les propositions d’autres chercheurs ont permis de compléter celle de Posner, nous éclairant notamment sur les sous-types d’attention. Selon le modèle de Posner, l’attention se déploie en trois réseaux distincts sur le plan physiologique et fonctionnel, mais interreliés : l’alerte, l’attention et le contrôle exécutif. Le réseau d’alerte nous signale « quand porter attention »; le réseau d’orientation nous indique « sur quoi » prêter attention; alors que le réseau du contrôle exécutif nous indique « comment traiter les informations ». Travailler à améliorer son attention exécutive est l’une des clés d’un meilleur apprentissage, tant chez l’enfant que chez l’adulte.
- Sous l’influence de la mémoire de travail. Le système attentionnel est sous l’influence de la mémoire de travail, essentielle à nos fonctions exécutives et impliquée dans la plupart de nos comportements. Or, la capacité de cette mémoire est limitée (Sweller, 1988; Mousavie et al., 1995). Ainsi, plus une tâche est exigeante cognitivement, plus son traitement est difficile pour la mémoire de travail et demande davantage de temps et d’attention. Advenant que la mémoire de travail soit surchargée — on parle alors de « surcharge cognitive » —, les échanges entre les trois régions du cerveau impliquées sont court-circuités (Miller et al., 2018).
- Des systèmes cérébraux en lutte. Dans notre cerveau, des systèmes que l’on pourrait dire « prodistraction » et ceux qui sont « proattention » se livrent à tout moment une lutte sans merci. « Au niveau cérébral, l’attention c’est le fait de favoriser un groupe de neurones en particulier aux dépens des autres », résume Jean-Philippe Lachaux, chercheur en neurosciences cognitives et spécialiste de l’attention. « Le rôle, le but de l’attention c’est de faire de la sélection. On parle d’attention sélective : sélection entre tout ce qui nous arrive, entre toutes les manières qu’on a de traiter le même stimulus, entre toutes les pensées qu’on peut avoir. Il y a une jungle de choses autour de nous, et il faut sélectionner; on ne peut en prendre qu’une partie pour la traiter en profondeur. Cette sélection est d’autant plus difficile qu’il y a plus de choses autour de nous », explique le neuroscientifique.
- Nos systèmes « prodistraction ». L’un de nos deux systèmes « prodistraction » est le lobe pariétal, qui joue un rôle déterminant dans l’intégration de l’information sensorielle. Comme l’illustre Jean-PhilippeLachaux, cette région du cerveau obéit à son environnement et nous incite à agir selon nos habitudes : « C’est ce système qui est notamment derrière les déplacements de notre regard [mais il] s’étend aussi aux perceptions mentales : par exemple, la perception d’un téléphone va déclencher un geste d’utilisation du téléphone. » Le second système qui travaille à déstabiliser notre attention est le circuit de récompense. Selon nos envies et nos goûts, ce circuit modifie la « carte de saillance », une sorte de carte cérébrale des éléments de notre environnement qui semblent de prime abord mériter notre attention. On peut parler d’un système de préattention, d’un premier filtre dans lequel passent les stimuli.
- Notre système de contrôle. C’est le système exécutif, situé dans le lobe frontal, qui doit livrer bataille à ces deux puissants systèmes « prodistraction ». Il détermine comment les informations choisies seront traitées, et gouverne l’ensemble des processus de haut-niveau que l’on désigne sous le terme « contrôle exécutif » qui nous permettent de nous adapter à des situations nouvelles ou non routinières, soit : planifier, sélectionner, initier, exécuter et superviser des comportements volontaires ayant un but. Notons que la maturation du contrôle exécutif, qui se fait progressivement durant l’enfance, est capitale dans le développement du comportement d’un individu. Sans attention, notre comportement ne peut être cohérent.
- Les défis du système exécutif. Un élément vient compliquer le travail du système exécutif dans le maintien de l’attention : le fait que ce dernier est lui-même divisé, puisqu’il doit jongler avec plusieurs objectifs et « trancher ». « Il peut arriver que le système exécutif gagne la partie, précise Jean-Philippe Lachaux, mais il ne faut pas s’étonner qu’assez souvent on se laisse distraire, parce que d’autres systèmes sont actifs et contrebalancent son influence. » Ajoutons à cela que certaines conditions décuplent ce phénomène de distraction; outre les troubles déficitaires de l’attention et les lésions cérébrales, on compte le stress, la fatigue, les dépendances, les plaisirs faciles, un manque de flexibilité psychologique, etc.
- La distraction : partie intégrante du système attentionnel. Un peu comme l’oubli est essentiel au bon fonctionnement de la mémoire, la distraction « normale » (non aggravée par un problème de santé ou autre) n’est pas en soi un défaut de fonctionnement du système attentionnel; elle en fait plutôt partie intégrante, et sans elle, nous serions sérieusement désavantagés sur le plan comportemental. C’est qu’en tant que mécanisme de sélection, l’attention implique que nous nous rendions indisponibles pour un temps donné aux informations ou activités autres que celle « choisie » — utilisons ici les guillemets, puisque cette sélection, qui survient plusieurs fois par seconde, est le plus souvent inconsciente. Or, cet état de « stabilité » ne peut durer trop longtemps, au risque que nous passions à côté d’opportunités plus avantageuses… c’est ce qu’Aston-Jones et Cohen (2005) ont été les premiers à avancer en appliquant au processus de prise de décision du cerveau le dilemme d’exploitation-exploration. Ce dilemme explique que la stabilité, soit le fait d’être « bloqué » à un endroit, peut avoir un coût. Dans cette perspective, il serait donc normal qu’au bout d’un moment à fixer son attention sur un élément, on commence à ressentir toutes sortes de petits signaux d’alarme qui nous incitent à porter notre attention ailleurs.
- Boucle perception-action. Notre système sensori-moteur est conçu pour apprendre en interagissant avec notre environnement à travers ce qu’on appelle une boucle ou un cycle perception-action, qui se traduit par le fait que toute perception (sensorielle, émotionnelle, intellectuelle, etc.) entraîne une action — le plus souvent un geste moteur ou d’« utilisation », mais cela peut aussi être de réfléchir, parler, etc. —; et qu’à son tour, toute action entraîne une perception. Dans cette boucle, qui se produit de 3 à 4 fois par seconde, l’attention intervient juste avant la perception et, dans bien des cas, parce que les choses se passent très rapidement, l’action suit directement la perception sans que n’intervienne la réflexion; ce processus se limite alors à une réaction. Trois facteurs déterminent la réaction à ce qui est perçu : les habitudes, qui font qu’on a tendance à réagir d’une façon plutôt que d’une autre; l’utilité générale, autrement dit ce qu’on a tendance à trouver utile ou agréable; et l’utilité ponctuelle, soit ce qu’on trouve utile en vue d’atteindre notre objectif du moment.
- La cécité attentionnelle. En 1999, les psychologues Daniel Simons et Christopher Chabris ont réalisé à l’Université Harvard une désormais célèbre expérience. Nous nous garderons de décrire la vidéo du test, au cas où vous ayez envie de vous y soumettre. Ce test d’attention sélective permet de constater de manière flagrante que malgré notre impression d’être attentif à tout ce qui se déroule dans notre environnement immédiat, bien des choses — même évidentes! — sont susceptibles de nous échapper. Ce phénomène qui porte le nom de « cécité attentionnelle » s’explique par le fait que notre attention exécutive, qui agit comme un goulot d’étranglement, est limitée (Dehaene, 2014b). Ainsi, lorsqu’une tâche accapare notre attention, les stimuli environnants qui sont non-pertinents peuvent être traités de deux façons; ils peuvent soit rester visibles, mais sont alors traités en différé, ou devenir « invisibles ».
- Pas d’apprentissage sans attention. L’attention est le premier des quatre piliers de l’apprentissage mis en lumière par le chercheur en neurosciences cognitives Stanislas Dehaene. Bien que les mécanismes qui sous-tendent l’attention puissent être renforcés à l’âge adulte, c’est durant l’enfance que se développe tranquillement le contrôle exécutif. « Puisque l’attention détermine les apprentissages, mobiliser l’attention des enfants est un objectif prioritaire », avance Stanislas Dehaene. À l’âge adulte, parmi les stratégies à adopter pour améliorer son attention on note : apprendre à connaître les mécanismes de l’attention (et de la distraction!), développer ses compétences métacognitives, ainsi qu’identifier ses objectifs par ordre prioritaire et se concentrer sur un à la fois durant 5 à 10 minutes. En évoquant l’image du funambule sur la poutre, Jean-Philippe Lachaux propose un nouveau paradigme : « Il ne sera plus question de parler de force, mais d’être capable d’observer ces grands systèmes de forces qui agissent sur l’attention, de les observer en action; on va parler de sensibilité, c’est-à-dire de sentir quand une force commence à diriger et à prendre le dessus; et on va parler de doigté, de contrôle fin, un peu comme le funambule. »
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Auteure:
Catherine Meilleur
Stratège en communication et Rédactrice en chef @KnowledgeOne. Poseuse de questions. Entêtée hyperflexible. Yogi contemplative.
Catherine Meilleur possède plus de 15 ans d’expérience en recherche et en rédaction. Ayant travaillé comme journaliste, vulgarisatrice scientifique et conceptrice pédagogique, elle s’intéresse à tout ce qui touche l’apprentissage : de la psychopédagogie aux neurosciences, en passant par les dernières innovations qui peuvent servir les apprenants, telles que la réalité virtuelle et augmentée. Elle se passionne aussi pour les questions liées à l’avenir de l’éducation à l’heure où se pointe une véritable révolution, propulsée par le numérique et l’intelligence artificielle.
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