L’identité et le rôle de l’enseignant ont traversé les époques avec une stabilité notable. Il a néanmoins connu à travers les époques quelques déclinaisons, dont trois archétypes marquants, que décrit Philippe Meirieu dans le rapport de l’UNESCO L’éducation et le rôle des enseignants à l’horizon 2020 : le modèle du clerc, celui de l’enseignant-bibliothécaire et celui du maître compagnon. À l’heure de la révolution numérique, la fonction de cet acteur social jusqu’ici essentiel est en pleine redéfinition. Voyons quelles leçons nous pouvons tirer d’une relecture de ces modèles historiques.
Le modèle du clerc
En Occident, c’est le professeur d’université qui incarne ce modèle. Il est hautement reconnu et légitimé pour son savoir, qui porte d’ailleurs le sceau de la « vérité » et qu’il transmet par le biais du cours magistral à un auditoire qui se doit d’être tout ouïe. La notion de hiérarchie imprègne ce modèle, le professeur ayant un statut supérieur, prestigieux, qui fait en sorte qu’il est celui qu’on écoute, dont on doit suivre l’exemple, et qui octroie le droit à la parole, la chance de développer une réflexion. De surcroit, cet enseignant ne « professe » pas devant n’importe quel public, mais bien à la crème des étudiants.
Ses forces
- Il comporte une dimension humaine, dans le sens où celui qui transmet le savoir lui donne aussi du sens, le met en contexte, le situe dans l’histoire.
- Dans le meilleur des cas, il peut interpeller fortement l’apprenant : en l’incitant à se questionner, à synthétiser rapidement sa pensée, à avoir des réflexions approfondies et à expérimenter qu’on appelle l’état de flux (ou flow), cet état mental d’immersion, de plein engagement et de satisfaction dans l’accomplissement.
Ses faiblesses
- Il peut vite devenir lassant, entre autres, si l’enseignant n’est pas un excellent et charismatique communicateur.
- Il nécessite une grande motivation intrinsèque de la part de l’apprenant.
- Sous sa forme stricte, l’enseignement de type magistral livre l’apprenant à lui-même, sans encadrement.
- Plutôt que d’être émancipateur, il favorise une forme de dépendance : le pouvoir captivant de la parole peut faire passer l’apprenant de la « captivation » à la « captivité » intellectuelle.
Le modèle de l’enseignant-bibliothécaire
Contrairement au modèle du clerc, celui de l’enseignant-bibliothécaire ne possède pas tous les savoirs, pas plus qu’il ne professe la « vérité ». Sa mission est plutôt d’aider, de guider l’apprenant à se retrouver dans sa bibliothèque, à laquelle il lui donne le plein accès. Ainsi, plutôt que de transmettre lui-même des connaissances, cet enseignant fournit, sur demande, des indications sur la façon de trouver celles-ci et les ressources les plus utiles à cet égard. Il aide à écrémer et à classer les documents selon leur complexité, leur pertinence et leur exhaustivité. Avec lui, l’apprenant est libre de prendre le temps de réfléchir, d’explorer. Ce modèle renvoie à une pratique chère à la culture anglo-saxonne, le « libre examen », qui préconise que chacun puisse prendre connaissance des textes originaux notamment pour développer une pensée critique à leur égard.
Ses forces
- Il est démocratique, non hiérarchique, parce qu’il vise à rendre le savoir accessible à tous.
- Il est en parfaite phase avec les défis de notre époque liés à la surabondance d’information et à la nécessité d’apprendre à en séparer le bon grain de l’ivraie.
- Il est aussi actuel parce qu’il encourage l’autonomie intellectuelle et la prise d’initiatives.
- Il valorise l’importance de prendre le temps de réfléchir, une nécessité avec laquelle nous devons renouer en cette ère de surabondance d’information et de distractions.
Ses faiblesses
- Bien qu’il permette à l’apprenant d’accéder directement à diverses sources de savoirs, il installe néanmoins un filtre de subjectivité entre celui-ci et la connaissance, l’intervention de chaque enseignant-bibliothécaire étant teintée par ses valeurs, sa personnalité, sa formation, ses expériences, etc.
- Son intervention n’a pas le caractère « humain » de celle du professeur (modèle du clerc), qui peut donner du sens au savoir, le mettre en contexte et le situer dans l’histoire.
- Son objectif premier étant de rendre le savoir accessible, il comporte le risque de mener l’apprenant vers des connaissances appauvries, parce que simplifiées à outrance; des connaissances auxquelles il devient difficile de donner un sens et de lier les unes aux autres.
- Il peut conduire l’apprenant à une forme de paresse intellectuelle.
Le modèle du maître compagnon
C’est pour faire contrepoids aux lacunes du modèle de l’enseignant-bibliothécaire que celui du maître compagnon a vu le jour. Se déroulant dans la « classe-atelier », l’apprentissage d’un savoir-faire passe ici par un rapport privilégié entre l’apprenti et le maître compagnon. Bien que ce rapport implique une certaine proximité entre l’enseignant et l’apprenant, il ne s’agit pas d’une relation d’égal à égal; le maître compagnon reste celui qui « sait » et il peut se montrer autoritaire. Par imitation et émulation, l’apprenti acquiert une autonomie et des compétences en étant guidé par le maître dans la réalisation d’une production qui lui pose des défis concrets.
Ses forces
- Il semble tout droit sorti de la pédagogie dite « active », très prisée de nos jours, mise de l’avant entre autres dans la classe inversée. Pourtant, il relève de la tradition du compagnonnage qui compte non seulement plusieurs siècles, mais qui a eu cours dans plus d’une civilisation – le terme « compagnonnage » vient toutefois du modèle le plus connu, le modèle français né au Moyen Âge.
- Le rapport de proximité qu’il implique lui permet sans doute d’être des trois modèles d’enseignants celui qui est le plus susceptible de faire émerger des émotions favorables à l’apprentissage (voir L’importance des émotions dans l’apprentissage).
- Il s’apparente au coaching, un modèle qui a vraisemblablement beaucoup d’avenir puisqu’il met de l’avant les qualités pédagogiques proprement humaines de l’enseignant, celles que l’ordinateur ne peut pas encore égaler. Il est en fait complémentaire aux tâches d’enseignement qui pourront être léguées à la machine (voir Révolution numérique : 4 défis pour l’éducation).
- Il ressemble aussi au mentorat, une pratique qui gagne de plus en plus de terrain en raison de la conjoncture du marché du travail dans les années à venir (voir Vos employés savent-ils apprendre? et Transfert d’entreprises au Québec : un enjeu de taille).
- Tant dans le contexte dans lequel il prend place que dans le type d’interactions qu’il permet entre l’apprenant et l’enseignant, ce modèle d’apprentissage est à la fois formel et informel. Il permet donc de tirer le meilleur de ces deux approches (voir Apprentissage informel 101).
- Puisqu’il s’articule autour de l’expérimentation, il permet à l’apprenant de faire des erreurs (!), une condition dont les neurosciences ont démontré l’importance dans le processus d’apprentissage (voir Neurosciences : apprendre en 4 temps).
- Axé sur la résolution de problèmes concrets, il convient tout à fait aux apprenants adultes, un groupe qui continuera de gagner en importance, puisqu’on souhaite désormais apprendre tout au long de sa vie (voir L’adulte : un apprenant distinct).
Ses faiblesses
- Il peut être difficile à mettre en pratique tel quel. L’idée que chaque apprenant ou petit groupe d’apprenants ait son enseignant attitré et qu’il puisse s’exercer à loisir — entendre par là : en se donnant tout le temps et les ressources matérielles nécessaires — jusqu’à égaler ou dépasser le maître s’avère trop onéreuse pour notre système d’éducation, contreproductive pour notre système capitaliste, et insoutenable pour nos impératifs écoresponsables.
- Dans la version originale de ce modèle, l’apprenti est un travailleur qui apprend son métier en l’exerçant, ce qui signifie que sa production doit rapidement satisfaire la clientèle. Il y a donc une contradiction entre l’approche pédagogique que ce modèle préconise et les exigences de compétence et de productivité inhérentes au statut du travailleur moderne.
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Pour un modèle ouvert
En nous basant sur l’analyse de Philippe Meirieu, nous avons tenté de voir ce qu’il serait pertinent de conserver ou, au contraire, de jeter aux oubliettes de ces modèles historiques du « bon enseignant » pour les années à venir. Rappelons que puisque ces modèles ont réussi à former des générations d’apprenants, il apparaît judicieux d’en tenir compte alors qu’on tente de redéfinir la profession. Et même si l’arrivée du numérique dans la sphère de l’éducation promet de modifier celle-ci en profondeur — comme le reste de la société —, les apprenants restent des êtres humains… et l’histoire nous a aussi montré que la nature humaine ne change pas si facilement.
Laissons le mot de la fin à Philippe Meirieu lui-même, qui prône pour l’avenir l’adoption d’un modèle ouvert.
« Ainsi, le maître compagnon n’est pas plus parfait que le clerc ou le bibliothécaire. Mais chacun d’entre eux, on le voit, possède des qualités spécifiques : la parole dispose d’un pouvoir d’arrachement et de clarification; le livre apprivoise l’esprit et forme la pensée critique; le geste accompagné entraîne à la persévérance et à l’exigence de qualité. Aussi faut-il sans doute, en un effort nouveau, tenter d’imaginer un modèle ouvert de l’enseignement, associant en une dynamique originale ces trois aspects et qui nous permette tout en dépassant les querelles du passé d’affronter les défis du futur. »
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