Jusqu’à tout récemment l’enseignant détenait le « monopole » de la diffusion des savoirs. C’était avant la révolution du Web social (2.0) et des technologies de l’information et de la communication. Notre monde se transforme plus rapidement et plus profondément que jamais. Au milieu de ce tourbillon, nous ne pouvons nous garder de revoir nos valeurs communes, mais aussi l’identité et le rôle de nos institutions. Parmi celles-ci « l’école » qui, du primaire à l’université, donne corps et direction à notre société depuis des générations.
Quel virage doit-elle prendre pour préparer les citoyens et travailleurs à ce monde qui s’annonce fort différent de celui que nous connaissons? Sans trop verser dans la science-fiction, voici 4 défis que notre système d’éducation doit dès maintenant s’atteler à relever.
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Plonger dans l’inconnu
Un monde nouveau est en train de se dessiner. Un monde assurément « hypertechnologisé », mais dont on ignore à quoi il ressemblera vraiment. Dans sa conférence Des nains sur les épaules de géants : l’intelligence artificielle et la renaissance de l’éducation, l’écrivain et essayiste québécois Ollivier Dyens avance que nous n’avons encore rien vu. « Vous pensez être déjà dans le monde de la technologie? Détrompez-vous, […] la révolution technologique n’a même pas commencé. Nous voyons émerger aujourd’hui des technologies qui vont complètement changer notre vie, notre société et la façon dont nous faisons l’éducation. » Dyens qualifie d’« écosystème humain-machine » ce monde nouveau qui naîtra de technologies telles que l’intelligence artificielle (IA), le Big Data, l’Internet des objets et l’imprimante 3D; un monde dans lequel réalité « normale » et virtuelle s’enchevêtreront.
Il y a de quoi ressentir un certain vertige, considérant que ces technologies existent à l’heure actuelle et que d’autres, encore plus sophistiquées, peuvent émerger à tout moment. Même les acteurs qui sont au premier plan de cette révolution technologique évitent de se lancer dans les prédictions. « Il est difficile de qualifier ce changement, parce qu’il en reste encore tellement à venir », explique en entrevue le chercheur montréalais Joshua Bengio qui fait partie des sommités mondiales en intelligence artificielle (IA). « L’avenir sera très différent de ce qu’on peut actuellement imaginer. L’effet, vraisemblablement, sera important non seulement sur la société, mais sur ce que nous sommes comme êtres humains », ajoute-t-il.
Le point de vue de Bengio recoupe celui de la majorité des observateurs du phénomène. Dans son dernier ouvrage 21 leçons pour survivre au 21e siècle, l’historien et professeur israélien Yuval Noah Harari à qui l’on doit le best-seller Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, parle lui aussi d’une redéfinition de l’humain et de l’humanité. C’est qu’à la différence de la dernière grande révolution — la révolution industrielle —, celle du numérique est porteuse de changements non seulement sociaux-économiques, mais aussi physiques et cognitifs.
Sans vouloir lui non plus jouer les devins, Harari croit néanmoins que l’inconnu deviendra une variable constante avec laquelle nous devrons apprendre à jongler. À l’inconnu s’ajoutera fort probablement la « discontinuité », puisque contrairement à la structure linéaire qui a jusqu’ici défini l’existence humaine — nous apprenons durant la première partie de notre vie, puis nous travaillons — chacun devra constamment se réinventer. Et si l’historien est convaincu d’une chose, c’est que ce que les jeunes apprennent aujourd’hui sera complètement obsolète en 2050; un avis qui fait consensus.
« Lire, écrire, compter étaient les outils nécessaires et suffisants pour profiter des avancées de la révolution industrielle. Mais ils ne le sont plus au XXIe siècle, car il n’est plus possible d’affirmer que ce qu’on apprend aujourd’hui servira pour toute sa vie », faisait remarquer en entrevue Andreas Schleicher, directeur de l’éducation de l’OCDE. « À l’heure de la révolution numérique, il faut donner une boussole à chacun, pour le rendre capable de construire son propre savoir, apte à distinguer le vrai du faux quand il navigue sur Google. C’est aussi important que d’apprendre à compter et à lire. »
On ne sait pas à quoi ressemblera la société de 2050. Malgré tout, il est nécessaire d’essayer de s’y préparer, de plonger dans l’inconnu. « On doit réfléchir à un système d’éducation qui prépare les jeunes à ce niveau d’incertitude. […] En les rendant capables de penser par eux-mêmes, d’apprendre par eux-mêmes, pour être en mesure de s’adapter aux transformations », explique Joshua Bengio.
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Embrasser le monde des technologies
Dans un tel contexte, il est impossible de continuer de croire que pour survivre le système d’éducation et ses institutions pourront se contenter de quelques ajustements de l’ordre de ceux qui ont été faits jusqu’à maintenant. De plus en plus de voix expriment l’urgence de se pencher sur la question et de passer à l’action. On peut d’ailleurs lire ce vertigineux constat dans le rapport de l’UNESCO L’éducation et le rôle des enseignants à l’horizon 2020 : « De toute évidence, l’école n’est plus aujourd’hui le vecteur privilégié en matière de transmission des connaissances ». Le rapport affirme aussi que « la transformation du système scolaire est ici, sans aucun doute, sa condition de survie […] ».
Comme le souligne avec éloquence Ollivier Dyens : « Il n’est plus possible de faire l’expérience du monde sans la technologie. Nous aimons, nous détestons, nous votons, nous nous enrichissons par la technologie. » Il est impératif selon lui de reconnaître que nous évoluons maintenant au sein d’un « écosystème humain-machine » et de le faire nôtre. En entrevue, M. Dyens nous a précisé que ce qui importe c’est d’enchevêtrer les technologies à l’éducation, de ne plus se limiter à les utiliser comme de simples outils, tel qu’on le fait actuellement. : « Il faut penser le monde à travers les technologies, réfléchir différemment. La clé est d’introduire l’intelligence artificielle dans les systèmes d’enseignement, y recourir même comme base pour résoudre des problèmes éthiques liés aux technologies comme les enjeux concernant les données personnelles. »
Constatant que le système d’éducation, peu flexible, est plus souvent réactif que proactif, Dyens insiste sur la nécessité de « s’emparer de ce monde des technologies », de « ne pas le repousser », sous peine que Google, Apple, Facebook et cie en fassent leur création, et que les valeurs éthiques et humaines qui nous importent nous glissent sous les pieds. Il nous rappelle : « Oui Google et cie peuvent proposer des apprentissages, mais ce sont des entreprises privées et elles doivent générer des revenus; ce n’est pas le cas du système d’éducation, il ne franchit pas cette ligne. » À la question « Que doit-on conserver du système d’éducation actuel? », M. Dyens répond : « Ce qui est fondamental, ce qu’il faut garder ce sont les valeurs, la maturation psychologique et intellectuelle de l’école, pas les institutions », ajoutant que sur ce plan, le gouvernement focalise sur les mauvais objectifs.
À l’heure actuelle, lorsqu’on évoque l’arrivée des technologies dans le milieu de l’enseignement, on pense spontanément à l’apprentissage dit « virtuel » ou en ligne, en particulier au niveau universitaire – certains parlent d’« université virtuelle ». L’émergence ces dernières années des cours en ligne ouverts massivement (CLOM) — bien connus sous l’acronyme anglais MOOC pour Massive Open Online Course — a marqué un tournant, certaines des plus grandes universités du monde s’étant mises à en proposer.
Les progrès de la réalité virtuelle et des technologies de ludification utilisées comme outils d’apprentissage laissent aussi entrevoir d’impressionnantes possibilités pour les années à venir. Face à ces innovations, il faut toutefois entamer la difficile réflexion sur la redéfinition du rôle et de l’identité de tout l’édifice de l’éducation, à commencer par ceux de l’enseignant. Comme le souligne Hélène Papadoudi-Ros dans Technologie et éducation : Contribution à l’analyse des politiques publiques : « […] toute tentative d’innovation dans le système éducatif pose la question du rôle de l’enseignant et de ses fonctions, car le facteur essentiel de l’entreprise éducation, c’est en définitive l’éducateur ».
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Se trouver de nouveaux repères
« Rien n’est permanent, sauf le changement. » Depuis le philosophe grec Héraclite d’Éphèse, qui a vécu six siècles avant notre ère, bien des penseurs ont chacun à leur façon noté cette inéluctable évidence, et exhorté leurs contemporains à l’aborder avec sagesse : en l’acceptant, en s’y adaptant. Or l’époque actuelle nous commande de redoubler de sagesse, puisque nos progrès technologiques ont fait passer cette impermanence en mode accéléré. Les changements propres à notre époque ont de particulier de mettre en péril nos repères traditionnels. Alors que la sagesse nous a longtemps dicté de nous appuyer sur l’expérience des générations précédentes, le bon sens nous incite désormais à ramer à contrecourant de ce réflexe millénaire. C’est que plusieurs des modèles que nous connaissons et qui nous ont réussi ne sont plus en phase avec les nouveaux paradigmes de la révolution technologique.
Pour revenir au monde de l’éducation, pensons seulement au cours magistral et aux longues heures passées en classe qui structurent toujours la vie étudiante, comme c’était le cas il y a 50 ans, alors que nous avons de plus en plus soif d’autonomie et de flexibilité. Et que dire du calendrier divisé en semestres basés sur les impératifs agricoles d’antan… Comme l’exhorte Ollivier Dyens, il y a urgence de combler le fossé qui se creuse entre l’adoption des technologies dans la société en général et celle dans le système d’éducation. Mais il faut faire plus que du rattrapage. Le caractère stable et immuable de ce système et de ses institutions — qui a déjà pu faire leur force — est désormais un frein à leur adaptation au monde moderne. N’oublions pas que l’école ne doit pas que s’adapter à la société : elle doit la remettre en question, la guider, l’inspirer.
Dans un entretien sur la possible disparition des universités au profit de l’enseignement en ligne, l’entrepreneur et Digital Champion de la France auprès de la Commission européenne, Gilles Babinet, a exprimé pourquoi selon lui le système d’éducation doit être sérieusement repensé : « J’ai l’impression qu’on entre dans une société très différente de celle du 20e siècle, où […] l’enseignement a été organisé pour l’outil productif et pas autre chose. L’école a été taylorisée; [elle] a été une sorte de miroir de l’outil productif. On mettait les élèves dans les classes et on leur donnait des gradients qui leur permettaient de les insérer en fonction de leurs compétences dans l’outil productif, à différents niveaux. Ce système ne fonctionne plus. » M. Babinet croit par ailleurs que dans l’avenir, les diplômes auront une valeur très relative par rapport à ce que nous avons connu.
Les plus audacieux, les plus visionnaires ou les plus inquiets — cela reste à déterminer — recommandent carrément de nous détourner du modèle de l’école que nous connaissons pour le réinventer en faisant appel à notre créativité. Et le grand défi serait là. D’oser repenser l’école, dans tous ses ordres d’enseignement, en se projetant 50 ans en avant, en s’inspirant de structures qui, à priori, peuvent n’avoir aucun lien avec elle… À titre d’exemple, Dyens évoque la fourmilière, une structure qui fonctionne sans direction, ou encore le corps humain – et ce ne sont là que quelques-unes de ses pistes originales. Gilles Babinet se demande pour sa part si, en parallèle de l’éventuelle virtualisation de l’université, il ne serait pas judicieux que chaque ville du monde ait par exemple des cafés, où étudiants et enseignants pourraient échanger en personne.
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Miser sur l’humain
Pour bien vivre dans ce nouvel « écosystème humain-machine », selon l’expression d’Ollivier Dyens, il faudra accepter de déléguer à la machine les tâches dans lesquelles celle-ci nous surpasse et miser sur nos forces proprement humaines. Le mouvement est déjà en marche, alors que l’IA a commencé à automatiser des tâches cognitives répétitives ou hypercomplexes et que des compétences telles que les habiletés relationnelles, les talents artistiques, l’intelligence émotionnelle ou le sens critique sont de plus en plus prisées sur le marché du travail (voir Top 10 des compétences recherchées en 2020 et Serez-vous remplacé par un robot au travail?).
L’accès à l’information s’étant démocratisé, l’école et l’enseignant ne sont plus les gardiens privilégiés du savoir. Toutefois, leur rôle de guide pour aider l’apprenant à s’orienter dans cette mer d’information devient crucial. En parallèle, puisque le travailleur de demain devra être capable de se réinventer, il devient primordial pour ce dernier d’« apprendre à apprendre ». Selon Dyens, il faut accepter que les technologies seront de meilleurs professeurs que nous – dans le sens où elles auront accès à plus d’information, seront plus « patientes », disponibles en tout temps et en mesure d’adapter ce qu’elles font à l’apprenant. En contrepartie, nous pouvons selon lui devenir de meilleurs coaches, de meilleurs mentors, de meilleurs conseillers que les machines : « Notre valeur ajoutée c’est le contact humain. » Et l’intégration des technologies dans le système scolaire ne va pas forcément à l’encontre de la valorisation du contact humain, au contraire : « Est-ce qu’une classe de 700 étudiants qui suivent un cours en biologie, par exemple, et qui ne disent pas un mot, fait ressortir la valeur ajoutée du contact humain? », demande M. Dyens. En laissant à la technologie la part qui peut lui revenir dans la transmission du savoir, le professeur pourrait ainsi se consacrer à la dimension la plus humaine de l’enseignement.
Dans la même veine, si l’individualisme a marqué les dernières décennies, plusieurs croient que nous sommes en train de renouer avec la collaboration. « Je pense qu’on entre dans une société où le fait de savoir apprendre est plus important que le fait de savoir. Et au-delà de ça, la notion de collaboration est fondamentale. Par exemple, quand on vient de l’univers dont je viens — celui des start-ups — la pluridisciplinarité est fondamentale et le fait de collaborer est un élément important du succès. On le retrouve dans beaucoup de disciplines, notamment dans les sciences fondamentales, où on découvre à plusieurs. Ça n’existe plus des savants qui découvrent tout seuls », explique Gilles Babinet. La révolution technologique n’est pas étrangère au renforcement de l’esprit collaboratif. Dans Osons l’école, le président-directeur général du Collège Sainte-Anne, Ugo Cavenaghi, rappelle que « les technologies font également de nous des individus connectés les uns aux autres » et que les plateformes qui permettent de créer et de partager des contenus d’apprentissage « invitent la communauté éducative à faire la transition d’une culture très individualiste à une culture où prévaut la collaboration ».
Associer nos forces à celles de la technologie peut aussi favoriser notre nature collaborative. À ce propos M. Dyens donne en exemple les suites de la victoire aux échecs du superordinateur Deep Blue sur le champion de l’époque Garry Kasparov. Alors que bien des gens y ont vu la fin de cette discipline, cet événement a plutôt permis de mettre de l’avant les aptitudes humaines des joueurs.
« Il y a maintenant des compétitions d’échecs où des équipes d’êtres humains avec des logiciels entrent en compétitions les unes avec les autres. Ce qui est très intéressant c’est que les équipes qui gagnent ne sont pas forcément les équipes qui ont les meilleurs joueurs d’échecs, mais les équipes qui travaillent le mieux entre elles, qui ont le meilleur esprit de corps et le meilleur esprit d’équipe. […] Qu’est-ce qui arrive? C’est que ces équipes-là utilisent toutes les connaissances des machines. Elles utilisent les choses auxquelles les machines nous donnent accès […]. Ces équipes-là utilisent ça et y ajoutent des structures fondamentalement humaines, c’est-à-dire la stratégie, le bluff, la créativité, l’inattendu… et c’est là que nous devons aller. »
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Vers une révolution humaniste?
Comme c’est le cas aujourd’hui la mission de l’école, du primaire à l’université, restera sans doute au cours de 50 prochaines années de continuer de former des individus épanouis, en mesure de trouver leur place dans la société et d’y apporter leur pleine contribution. Dans la foulée de la révolution numérique, les moyens pour y parvenir doivent toutefois changer. Au bénéfice des citoyens et travailleurs de demain et pour la survie même de l’école, l’ensemble des acteurs du système d’éducation devront accepter de relever de grands défis dont ceux de plonger dans l’inconnu, d’embrasser le monde des technologies, de se trouver de nouveaux repères et de miser sur l’humain. Aussi déstabilisante que soit la perspective du monde qui se dessine sous nos yeux, nous avons tout intérêt à tenter de nous y préparer, du moins de lui donner une direction. Et qui sait, cette révolution numérique deviendra peut-être la plus grande révolution humaniste de l’histoire.
Signe des temps
Avec la révolution technologique que nous commençons à vivre s’ouvre un chapitre inédit de l’histoire humaine. Aviez-vous réalisé que…
- Pour la première fois, les connaissances se renouvellent plus vite que les générations.
- Nous pouvons consommer aujourd’hui en une seule journée la somme d’information qu’une personne vivant au Moyen Âge avait consommée au cours de sa vie.
- Les bouleversements amenés par les nouvelles technologies sont un phénomène mondial; ils concernent l’humanité en entier.
- À la différence de la révolution industrielle, la révolution numérique est porteuse de changements non seulement socioéconomiques, mais aussi physiques et cognitifs — avec l’intelligence artificielle (IA) et le transhumanisme par exemple -, qui iront jusqu’à remettre en question notre nature humaine.
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