L’aventure débute par une question simple : pourquoi lorsque dans un groupe chacun tente d’interpréter un mot ou un concept cela génère-t-il autant de désaccords? Faire un effort pour voir le monde à travers le regard de l’autre aide à devenir plus critique sur ses propres points de vue… et à travailler en équipe sur une même réalité.
Dans un milieu professionnel axé sur la création, la situation est encore plus susceptible d’aboutir en malentendu. Essayer de définir un concept tel que « l’esthétique » suffit à générer un débat philosophique sur un léger changement de couleur ou sur l’orientation d’une page… de quoi dérouter le concepteur le plus expérimenté.
Parlons-nous la même langue?
Dans un milieu lié à l’éducation, de tels concepts acquièrent une dimension de plus, et celui de l’esthétique n’y fait pas exception. Comment mieux comprendre nos objectifs communs en conception pédagogique si on ne redouble pas d’efforts pour définir les concepts avec lesquels on jongle? Cela me semble d’autant plus important dans un domaine où la croissance personnelle et professionnelle est au cœur des objectifs. Oui, l’exercice représente un défi et le résultat peut être éphémère, puisque la nature créative de notre travail nous pousse sans cesse à évoluer et à revoir nos choix de mots.
Maintenant que nous avons compris que le travail d’un concepteur est souvent déterminé par l’interprétation que fait son équipe de concepts comme celui de « l’esthétique », examinons de plus près certains termes qui peuvent poser problème et voyons quels remèdes nous pouvons y apporter. C’est que la définition que l’on donne aux concepts peut avoir un impact sur notre processus créatif au quotidien, sur notre système de croyances et plus généralement sur notre façon de comprendre le monde et ses limites. C’est assez pour donner le mal de tête… mais ne vous en faites pas, on en débattra!
Dommages collatéraux d’une mauvaise interprétation
On nous a enseigné que ce qui est esthétique est forcément beau, alors qu’en fait ce terme n’a ni connotation positive ni connotation négative. « L’esthétique désigne quelque chose qui stimule nos sens1. » La sémantique nous révèle que sous sa forme adjectivale, le terme « esthétique » est souvent associé à l’appréciation de la beauté, alors qu’en tant que nom, il renvoie à un ensemble de principes. Cela nous démontre qu’il est important de vérifier s’il existe une autre définition aux termes qu’on utilise, pour éviter de s’enfermer dans une compréhension incorrecte d’un concept et éventuellement d’en limiter l’enseignement.
Il n’est pas toujours évident de contenir nos préjugés, que ce soit envers certains mots, certaines perspectives ou certains sujets, mais on doit rester conscient du phénomène et éviter d’ériger en vérité des idées préconçues sans validation préalable. Afin de créer des réalités plus innovantes, il faut rester ouvert d’esprit, en s’assurant que nos convictions ne découlent pas de faussetés véhiculées par la société, et s’interroger sur les interprétations du courant de pensée dominant.
Notre corps peut être affecté, stimulé ou ému à divers degrés par l’esthétique du monde qui nous entoure, et on peut s’attendre qu’une réaction à ce qui est inesthétique provoque au contraire du dédain envers l’objet en question2. La paresse intellectuelle peut conduire à accepter par aveuglement volontaire divers « enseignements », et dans un tel cas, l’éducation est susceptible de prendre la forme d’un endoctrinement servant les visées de l’élite dominante qui crée les messages. Comment peut-on accepter que dans « les livres d’histoire sur l’Amérique, les auteurs véhiculent des mythes basés sur une vision eurocentriste de l’histoire et non des faits avérés3 »? Comment peut-on rester passif devant une telle distorsion de l’acte d’enseigner et celui d’apprendre?
S’inspirer de la vérité de Platon
Un mythe répandu concernant l’apprentissage est qu’on ne peut qu’apprendre sur un sujet. Or, « pour débusquer les fausses croyances véhiculées dans la société, il faut non seulement apprendre ʺsurʺ celles-ci, mais le faire ʺavec ellesʺ et ʺpar leur entremiseʺ4 ». Alors que la théorie des Formes (ou Idées) de Platon parlait d’une réalité commune (le Bien en soi5), tous les éléments physiques sont dans cette optique une manifestation de différentes formes qui appartiennent à une seule et même réalité. Le monde physique se manifestant différemment pour chacun d’entre nous, ces diverses réalités, interprétations et perspectives forment ensemble, selon Platon, l’unique et vraie réalité, la « vérité suprême ». Ainsi, pour faire le « bien », certains ont besoin de « se libérer » en regardant le monde autour d’eux à partir de perspectives nouvelles, comme dans l’allégorie de la caverne de Platon. Apprendre par plus d’une voie, « sur », « avec » et « par l’entremise » des sujets (les sujets faisant ici référence à des objets, des gens et des systèmes) ne peut que mener plus près de cette « vérité suprême ».
Il est malsain d’entretenir l’idée que notre compréhension de la réalité est limitée par le fait que nous ne pouvons trouver de terrain d’entente vu notre vision différente des choses. Cela équivaut à laisser croire que certaines réalités, de la violence et d’autres injustices sont raisonnables, d’accepter de rester indifférent à tout ce qui ne nous affecte pas directement. Refuser d’envisager qu’une vision objective, philosophique ou scientifique puisse répondre à des questions morales c’est « donner aux gens une excuse pour avoir des pratiques non-éthiques6 ». Il est primordial d’apprendre à raisonner de façon logique sur des sujets de notre quotidien, incluant l’esthétique.
S’impliquer dans la réalité commune…
Faire un effort pour voir le monde à travers le regard de l’autre peut permettre de devenir plus critique sur ses propres points de vue, d’être moins centré sur soi, de se rapprocher de la « vérité suprême ». S’impliquer de manière critique, créative et innovante dans l’apprentissage permet d’outiller les plus faibles, les plus pauvres et les autres membres de groupes minoritaires. Il existe un nombre infini de moyens de s’impliquer dans notre réalité commune en vue d’améliorer les choses. Valoriser la connaissance mène à outiller les individus, qui à leur tour peuvent en faire autant pour ceux qui les entourent. Transmettre des outils de connaissance, valoriser les autres est une initiative saine à « propager ». Cela peut mener une personne inspirée à en inspirer une autre, pour le mieux, comme ce fut le cas pour Sarah Kay avec sa poésie parlée7, pour William Cleveland et son initiative d’art thérapie communautaire8, pour Britta Riley avec son projet agricole9, ou pour Jane McGonigal avec son jeu pour « sauver le monde10 ».
… pour plus de justice
Certains croient que la technologie aidera à sauver le monde, alors que d’autres pensent plutôt qu’il n’y a qu’elle qui pourra le sauver. Je crois pour ma part que la technologie nous donnera les moyens de sauver le monde, mais qu’il y aura toujours des cerveaux humains derrière pour s’assurer que cette technologie soit au service de la démocratie, qu’elle nous permette de nous élever à des niveaux supérieurs pour le bien de tous dans une société dont l’organisation et les moyens de communication seront davantage libéralisés.
Cultiver la satisfaction à travers les dynamiques actuelles du pouvoir nuit à l’évolution. Nous devons bouger, être prêts à nous ajuster pour mettre en place une dynamique relationnelle plus juste entre les dominants et les opprimés. Il faut réaliser que chacune des parties peut outiller l’autre en vue d’estomper les barrières qui séparent les puissants des non-puissants. Ainsi, « si la structure ne permet pas le dialogue [entre les différentes parties], la structure doit changer11 ». En acceptant de collaborer avec les autres, nous luttons chacun pour un réveil collectif et esthétique.
C’est ce qui me conduit à vous demander… Comment définissez-vous l’esthétique?
Quelques-uns des individus qui ont influencé mon approche de la sémantique et mes collaborations
1Karen Heid. Aesthetic development: A cognitive experience.
2Ken Robinson. Changing education paradigm.
3James Loewen. Lies my teacher told me.
4Harold Pearse. Themes, cross-curricular connections and daily drawing.
6Sam Harris. Science can answer moral questions.
7Sarah Kay. If I should have a daughter…
8William Cleveland. Art and upheaval.
9Britta Rilley. A garden in my apartment.
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